Le roman épistolaire est un genre littéraire qui permet de raconter l’histoire d’un ou de plusieurs protagonistes, à la première personne, par le biais de lettres organisées sous forme de roman.
Fictives ou réalistes, ces lettres sont le moyen d’entrer dans l’intimité d’un auteur qui nous livre souvent, de manière détournée, des souvenirs personnels chargés d’une grande émotion.
Dans une autre forme, ces textes auraient de la difficulté à se révéler aussi intensément.
Un genre littéraire engagé
Le roman épistolaire se rapproche presque de la pièce de théâtre.
Déjà sous l’Antiquité, Ovide assemblait des lettres d’amour qu’il avait rédigées lui-même pour créer un effet romanesque. C’est dire si ce procédé est vieux comme le monde!
Au 18e siècle, Montesquieu feint d’avoir découvert et traduit la correspondance de deux jeunes persans pour attirer l’intérêt de son public et dénoncer les inégalités homme-femme de son époque. (cf les Lettres Persanes).
Dans Les Liaisons Dangereuses, livre magnifique et sulfureux écrit par Choderlos de Laclos pour échapper à l’ennui de la vie de garnison, les lettres intimes révèlent une société au bord de l’abîme où les femmes prennent les armes de la séduction pour gagner leur liberté.
Venez apprendre comment, nées compagnes de l’homme, vous êtes devenues son esclave; comment, tombées dans cet état abject, vous êtes parvenues à vous y plaire, à le regarder comme votre état naturel; comment enfin, dégradées de plus en plus par une longue habitude de l’esclavage, vous en avez préféré les vices avilissants mais commodes, aux vertus plus pénibles d’un être respectable.
Pierre Chaderlos de Laclos
Au 19e siècle, exalté par le courant artistique Sturm und Drang, Goethe nous livre, via les lettres passionnées du jeune Werther, une histoire d’amour impossible où la poésie lyrique devient une vraie philosophie de vie. Werther est alors immortalisé au Panthéon du romantisme allemand.
Le roman de leur vie
Certains écrivains et artistes ont fait de leur vie un roman grâce à une correspondance riche et hors du commun.
Les lettres d’Alfred de Musset et Georges Sand nous plongent dans un océan d’amour tumultueux et passionné, nous faisant vivre une des plus belles histoires d’amour de l’histoire.
Dans les Lettres à Théo, Vincent Van Gogh nous livre ses joies et ses angoisses d’artiste qui manquait cruellement de confiance en lui; mais avant tout, il témoigne de son amour fraternel sincère et partagé. Ce recueil de près de 900 lettres retrace le parcours chaotique de ce génie de la peinture, qui, grâce à un frère aimant et soutenant, parviendra à créer plus de deux mille oeuvres. Peu connu de son vivant, il ne vendra qu’un tableau durant sa courte vie… à son frère Théo… qui mourra de chagrin 6 mois après le décès de Vincent.
Alors ne me dites pas que leur histoire n’est pas digne des plus beaux romans! Du reste j’ai un magnifique souvenir de ma visite des tombes des deux frères à Auvers-sur-Oise. Elles sont côte à côté et du lierre court sur leurs cercueils, les liant ainsi pour toujours 🙏
De son côté, Virginia Woolf, dans sa correspondance mythique Tout ce que je vous dois, immortalise une époque où indépendance, liberté et extravagance n’étaient pas les bienvenues dans cette haute société victorienne qui imposait que l’on taise ses émotions. Ce livre est un condensé d’anthologie et dévoile, page après page, l’esprit aiguisé de la plus belle madone féministe de tous les temps!
Les lettres sont un extraordinaire levier pour arriver à parler en profondeur des choses qui nous ont touchées voire même traumatisées.
Des mots pour guérir les maux
En 1895, Oscar Wilde répare son passé en écrivant De Profundis depuis la prison de Reading où il est incarcéré. Ce texte est une lettre à la fois objective et déchirante, un véritable cri d’amour à son ancien amant, Lord Alfred Douglas, jeune homme superficiel qui ne méritait certainement pas toute l’attention que lui portait le génie.
La souffrance de l’enfermement apporte à Oscar Wilde la rédemption, et sa lettre qui se présente comme plutôt mesquine au départ, prend dans une seconde partie, des allures christiques.
Car la vie en prison, avec ses restrictions, ses privations sans fin, fait de nous des rebelles. Ce qu’elle a de plus terrible, ce n’est pas qu’elle vous brise le coeur – les coeurs sont faits pour être brisés – mais qu’elle vous donne un coeur de pierre.
Oscar Wilde, De Profundis
un lieu où règne la douleur est terre sainte.
Oscar Wilde, De Profundis
Un peu moins de 100 ans plus tard, en 1967, Svetlana Allilouïeva ( ou la fille de Joseph Staline 🙃 ) publie « Vingt lettres à un Ami« . Lorsque je suis tombée sur ses écrits il y a peu de temps, j’ai bien compris que le procédé d’écriture épistolaire avait aussi une vocation curative.
Dans ses lettres écrites à son ami Feodor Wolkenstein, Svetlana lui confie ses souvenirs tragiques et amers.
Si la fille de Staline défie son passé en révélant l’étrange relation qu’elle a entretenue avec son père, ses mariages malheureux et même l’abandon de ses propres enfants, c’est certainement au final, dans l’espoir de guérir et de transcender le temps.
Deux exemples cinématographiques frappants
84, Charing Cross Road
En 1970, la publication de 84, Charing Cross Road montre à quel point le style épistolaire est toujours d’une efficacité extraordinaire. Le livre retrace l’amitié d’une écrivain New-Yorkaise extravagante et d’un bouquiniste anglais érudit. Un joyau d’émotions littéraires qui donne la chair de poule lorsque l’on réalise que cette correspondance a réellement existé pendant plus de 20 ans!
Son adaptation cinématographique, réalisée par David Jones (qui est plutôt en général un réalisateur de télévision) est, on pourrait dire, la version intelligente du film de Nora Ephron You’ve Got Mail 😂
84 Charing Cross Road est un petit film enchanteur, intense et plein d’humour. Un film intelligent qui vous donne envie… de retourner à la lecture! Et puis les acteurs Anthony Hopkins, monstre sacré du cinéma, et Anne Bancroft, couronnée du BAFTA de la meilleure actrice en 1988, nous replongent dans une Angleterre un peu austère mais bouleversante.
C’est bien dommage de voir qu’à cette époque déjà, ce genre de film n’était pas valorisé en France car il n’a même pas fait de sortie en salle….
Nel Mondo Grande e Terribile
Un autre très beau film basé sur une correspondance étonnante: Nel Mondo Grande e terribile, film de Daniele Maggioni adapté des « Cahiers de prison » d’Antonio Gramsci, écrits de 1929 à 1935. En mai 1928, Gramsci, fondateur du parti communiste en Italie, est condamné par le parti fasciste à 20 ans, 4 mois et 5 jours de prison. Finalement, il mourra dans sa cellule 11 ans plus tard. Si les 9 cahiers sont si intéressants mais si peu lus, c’est peut-être parce qu’ils font peur à cause de leur engagement philosophique et politique. Ils apportent à l’oeuvre de Marx l’une des révisions ou l’un des compléments les plus riches de l’histoire du marxisme. Pour Gramsci, l’étude est à la base d’une société saine, éclairée et qui évolue.
Grâce à son adaptation intelligente, Daniele Maggioni permet de faire revivre un chef d’oeuvre oublié. Son film est également l’occasion de former les jeunes esprits de manière ludique à la pensée de Gramsci.
Instruisez-vous, parce que nous aurons besoin de toute notre intelligence.
Antonio Gramsci
Mobilisez-vous, parce que nous aurons besoin de tout notre enthousiasme.
Organisez-vous, parce que nous aurons besoin de toute notre force.
Du reste, en parlant de jeunesse, si l’on considère Facebook comme une manière presque épistolaire de s’exprimer, alors on peut sans mal imaginer que le roman épistolaire ait encore de belles années devant lui…